versé dans un régiment d'Afrique et je partis.
Je passai en Algérie deux années qui, réellement, furent charmantes. Je
voyais sans cesse du nouveau ; je m'essayais, dans mes moments de loisir, à
le rendre. Vous n'imaginez pas à quel point j'y appris et combien ma vision
y gagna. Je ne m'en rendis pas compte tout d'abord. Les impressions de
lumière et de couleur que je reçus là-bas ne devaient que plus tard se
classer : mais le germe de mes recherches futures y était.
Je tombai malade, au bout de deux ans, très gravement. On m'envoya me
refaire au pays. Les six mois de convalescence s'écoulèrent à dessiner et à
peindre avec un redoublement de ferveur. A me voir ainsi m'acharner, tout
miné que je fusse par la fièvre, mon père se convainquit qu'aucune volonté
ne me briserait, qu'aucune épreuve n'aurait raison d'une vocation aussi
déterminée, et, tant par lassitude que par crainte de me perdre, car le
médecin lui avait laissé entrevoir cette éventualité, dans le cas où je
retournerais en Afrique, se décida vers la fin de mon congé à me racheter.
"Mais il est bien entendu, me dit-il, que tu vas travailler, cette fois,
sérieusement. Je veux te voir dans un atelier, sous la discipline d'un
maître connu. Si tu reprends ton indépendance, je te coupe sans barguigner
ta pension. Est-ce dit ?" La combinaison ne m'allait qu'à moitié, mais je
sentis bien qu'il était nécessaire, pour une fois que mon père entrait dans
mes vues, de ne pas le rebuter. J'acceptai. Il fut convenu que j'aurais à
Paris, dans la personne du peintre Toulmouche, qui venait d'épouser une de
mes cousines, un tuteur artistique qui me guiderait et fournirait le compte
rendu régulier de mes travaux.
Je débarquai un beau matin chez Toulmouche avec un stock d'études dont il
se déclara enchanté. "Vous avez de l'avenir, me dit-il, mais il faut
canaliser votre élan. Vous allez entrer chez Monsieur Gleyre. C'est le
maître rassis et sage qu'il vous faut". Et j'installai en maugréant mon
chevalet dans l'atelier d'élèves que tenait cet artiste célèbre. J'y
travaillai, la première semaine, en conscience, et j'enlevai avec autant
d'application que de fougue mon étude de nu d'après le modèle vivant que
Monsieur Gleyre corrigeait le lundi. Quand il passa, la semaine d'après,
devant moi, il s'assit, et, solidement calé sur ma chaise, regarda
attentivement le morceau. Je le vois ensuite se retourner, inclinant d'un
air satisfait sa tête grave, et je l'entends me dire en souriant : "Pas mal
! pas mal du tout, cette affaire-là, mais c'est trop dans le caractère du
modèle. Vous avez un bonhomme trapu : vous le peignez trapu. Il a des pieds
énormes : vous les rendez tels quels. C'est très laid, tout ça. Rappelez-
vous donc, jeune homme, que, quand on exécute une figure, on doit toujours
penser à l'antique. La nature, mon ami, c'est très bien comme élément
d'étude, mais ça n'offre pas d'intérêt. Le style, voyez-vous, il n'y a que
ça".
J'étais fixé. La vérité, la vie, la nature, tout ce qui provoquait en moi
l'émotion, tout ce qui constituait à mes yeux l'essence même, la raison
d'être unique de l'art, n'existait pas pour cet homme. Je ne resterais pas
chez lui. Je ne me sentais pas né pour ercommencer à sa suite les Illusions
perdues et autres balançoires. Alors à quoi bon persister ?
J'attendis toutefois quelques semaines. Pour ne pas exaspérer ma famille,
je continuai à faire acte de présence, mais le temps d'exécuter d'après le
modèle une pochade, d'assister à la correction..., et je filais. J'avais
trouvé, d'ailleurs, à l'atelier, des compagnopns qui me plaisaient, des
natures qui n'avaient rien de banal. C'étaient Renoir et Sisley, que je ne
devais plus désormais perdre de vue ; c'était Bazille, qui devint aussitôt
mon intime, et qui aurait fait parler de lui, s'il avait vécu. Ni les uns
ni les autres ne mainfestaient plus que moi d'enthousiasme pour un
enseignement qui contrariait à la fois leur logique et leur tempérament. Je
leur prêchai immédiatement la révolte. L'exode résolu, on partit, et nous
prîmes un atelier en commun, Bazille et moi.
J'ai oublié de vous dire que, depuis peu, j'avais fait la connaissance de
Jongkind. Pendant mon congé de convalescence, un bel après-midi, je
travaillais aux environs du Havre dans une ferme. Une vache pâturait dans
un pré : l'idée me vint de dessiner la bonne bête. Mais la bonne bête était
capriceuse, et, à chaque instant, se déplaçait. Mon chevalet d'une main, ma
sellette de l'autre, je la suivais pour retrouver tant bien que mal mon
point devue. Mon manège devait être fort drôle car un grand éclat de rire,
derrière moi retentit. Je me retourne et je vois un colosse qui pouffe.
Mais le colosse était un bon diable. "Attendez, me dit-il, que je vous
aide". Et le colosse, à grandes enjambées, rejoint la vache et,
l'empoignant par les cornes, veut la contraindre à poser. La vache, qui
n'en avait pas l'habitude, se rebiffe. C'est à mon tour, cette fois,
d'éclater. le colosse, tout déconfit, lâche la bête et vient faire la
causette avec moi.
C'était un Anglais de passage, très amoureux de peinture et très au
courant, ma foi, de ce qui se passait chez nous :
- Alors vous faites du paysage, me dit-il.
- Mon Dieu, oui.
- Connaissez-vous Jongkind ?
- Non, mais j'ai vu de sa peinture.
- Qu'en dites-vous ?
- C'est rudement fort.
- Vous êtes dans le vrai. Savez-vous qu'il est ici ?
- Ah bah ?
- Il habite à Honfleur. Auriez-vous plaisir à le connaître ?
- Fichtre oui. Mais vous êtes donc de ses amis ?
- Je ne l'ai jamais vu, mais dès que j'ai su sa présence, je lui ai envoyé
ma carte. C'est une entrée en matière. Je vais l'inviter à déjeuner avec
vous.
L'Anglais, à ma grande surprise, tint parole et, le dimanche suivant, nous
déjeunions tous trois de compagnie. Jamais repas ne fut si gai. En plein
air, dans un jardinet de campagne, sous les arbres, en face d'une bonne
cuisine rustique, son verre plein, entre deux admirateurs dont la sincérité
ne faisait pas de doute, Jongkind ne se sentait pas d'aise. L'imprévu de
l'aventure l'amusait : il n'était pas habitué, d'ailleurs, à êtrerecherché
de la sorte. Sa peinture était trop nouvelle et d'une note bien trop
artistique pour qu'on l'appréciât, en 1862, à son prix. Nul, aussi, ne
savait moins se faire valoir. C'était un brave homme tout simple, écorchant
abominablement le français, très timide. Il fut très expansif ce jour-là.
Il se fit montrer mes esquisses, m'invita à venir travailler avec lui,
m'expliqua le comment et le pourquoi de sa manière et compléta par là
l'enseignement que j'avais déjà reçu de Boudin. Il fut, à partir de ce
moment, mon vrai maître, et c'est à lui que je dus l'éducation définitive
de mon oeil.
Je le revis à Paris très souvent. Ma peinture, ai-je besoin de le dire, y
gagna. Les progrès que je fis furent rapides. Trois ans après, j'exposais.
Les deux marines que j'avais envoyées furent reçues avec un numéro un,
accrochées sur la cimaise en belle place. Ce fut un gros succès. Même
unanimité dans l'éloge, en 1866, pour un grand portrait que vous avez vu
chez Durand-Ruel fort longtemps, la Femme en vert. Les journaux portèrent
mon nom jusqu'au Havre. La famille me rendit enfin son estime. Avec
l'estime revint la pension. Je nageai dans l'opulence, provisoirement du
moins, car on devait se rebrouiller par la suite, et je me lançai à corps
perdu dans le plein air.
C'était une dangereuse nouveauté. Nul n'en avait fait jusque là, pas même
Manet qui ne s'y essaya que plus tard, après moi. Sa peinture était encore
très classique, et je me souviens toujours du mépris avec lequel il parla
de mes débuts. C'était en 1867 : ma manière s'était accusée, mais elle
n'avait rien de révolutionnaire, à tout prendre,. J'étais loin d'avoir
encore adopté le principe de la division des couleurs qui ameuta contre moi
tant de gens, mais je commençais à m'y essayer partiellement et je
m'exerçais à des effets de lumière et de couleur qui heurtaient les
habitudes reçues. Le jury, qui m'avait si bien accueilli tout d'abord, se
retourna contre moi, et je fus ignominieusement blackboulé quand je
présentai cette peinture nouvelle au Salon.
Je trouvai tout de même un moyen d'exposer, mais ailleurs. Touché par mes
supplications, un marchand qui avait sa boutique rue Auber consentit à
mettre en montre une marine refusée au Palais de l'Industrie. Ce fut un
tollé général. Un soir que je m'étais arrêté dans la rue, au milieu d'une
troupe de badauds, pour entendre ce qu'on disait de moi, je vois arriver
Manet avec deux ou trois de ses amis. Le groupe s'arrête, regarde, et
Manet, haussant les épaules, s'écrie dédaigneusement : "Voyez-vous ce jeune
homme qui veut faire du plein air ? Comme si les anciens y avaient jamais
songé !"
Manet avait d'ailleurs contre moi une vieille dent. Au Salon de 1866, le
jour du vernissage, il avait été accueilli, dès l'entrée par des
acclamations. "Excellent, mon cher, ton tableau !" Et des poignées de main,
des bravos, des félicitations. Manet, comme vous pouvez le penser,
exultait. Quelle ne fut pas sa surprise quand il s'aperçut que la toile
dont on le félicitait était de moi. C'était la Femme en vert. Et le malheur
avait voulu que, s'esquivant, il tombât sur un groue dont Bazille et moi
nous étions. "Comment va ? lui dit un des nôtres. - Ah ! mon cher, c'est
dégoûtant, je suis furieux. On ne me fait compliment qued'un tableau qui
n'est pas de moi. C'est à croire à une mystification".
Quand Astruc, le lendemain, lui apprit que son mécontentement s'était
exhalé devant l'auteur même du tableau et qu'il lui proposa de me présenter
à lui, Manet, d'un grand geste, refusa. Il me gardait rancune du tour que
je lui avais joué sans le savoir. Une seule fois on l'avait félicité d'un
coup de maître et ce coup de maître avait été frappé par un autre. Quelle
amertume pour une sensibilité à vif comme la sienne.